Être malheureux pour créer ? Ou créer pour aller mieux ?

Il est des gens, des cons, qui prétendent encore aujourd’hui que pour être un artiste accompli, il faut souffrir.

Dépression, maladie, deuil, tristesse, névroses.
Si on ne coche pas au moins l’une de ses cases, on ne produira jamais rien qui vaille la peine d’être lu, regardé, écouté.
Admiré.

Pour ces gens, ces cons, la beauté de la créativité humaine semble ne pouvoir s’épanouir que dans les ténèbres.
Dans le sang.
Dans les larmes.

Qu’est-ce qu’une personne heureuse peut bien avoir à apporter à l’humanité ?
Qu’elle se repaisse de son bonheur, de ses câlins, de son amour, des paillettes dans ses yeux absurdement pas décorés de cernes.
Et qu’elle nous foute la paix.

Les gens heureux sont tout juste bons à devenir fonctionnaires.


Toute ma vie durant, il y a eu des mondes qui se sont déployés à l’intérieur de mon crâne.

Des prairies remplies d’animaux, quand j’avais six ans.
Des rues peuplées de manifestants quand j’en avais huit.
Chose surprenante, mais que je peux prouver, vidéo à l’appui.

Moi, sur le sol de la chambre de mes parents
Des playmobils,
Des peluches
Et quelques Barbies à moitié dévêtues
Autour de moi,
Scandant des slogans,
Exigeant la libération de leur des nôtres.


À l’adolescence, ces mondes se sont un peu transformés, prenant l’allure de grandes étendues sauvages, de planètes inhabitées.

Plus tard, encore, de nouveaux horizons.
Enrichis,
Alourdis,
Complexifiés au fil des années.

Ils se sont peuplés de groupes humains, de faune, de flore.
J’ai appris à switcher entre mes différents mondes.
J’ai commencé à les laisser évoluer de leur propre chef.
Des personnages naissaient,
D’autres mourraient,
Certains se cherchaient pendant des mois, des années.
Les époques se télescopaient, parfois.
Et moi, je m’attachais un peu plus chaque jour aux êtres qui peuplaient cette galaxie personnelle.

J’ai pris des notes sur nombre d’entre elleux, j’ai entamés des dizaines, des centaines de synopsis, j’ai tenté de les dessiner, puis j’ai renoncé, parce que le résultat était très en dessous de ce que je souhaitais.

Chaque jour, sans aucune exception, et ce, toute mon existence durant, ils ont été là.
Pas tous en même temps, pas aux mêmes périodes, mais jamais, jamais, il n’y a eu que moi.


Puis est arrivé janvier 2018.

Des malaises, des absences, des maux de têtes.
Je force Sieu K à se rendre chez le docteur.
Celui-ci lui recommande un scanner.

Un mois de plus.
Les créneaux sont rares.

Et puis finalement, un matin.

Une masse.
Dans le cerveau.
On ne sait pas ce que c’est, mais ce n’est pas rien, M.
Restez couché.
Ne vous levez pas, bon sang !
On vous transfert ailleurs.

Ambulance.

Peurs.
Pleurs.

Et silence.

Les jours qui suivent, je ne remarque pas leur absence.
Dans sa tête, une tumeur.
Dans la mienne, une tornade.
Un incendie.
Une extinction.

Opération.
Chimio.
Rayons.

Dodo.
Nausées.
Dépression.

Prozac.
Plus d’émotions.

Et moi, là-dedans ?


Pendant des mois, je me répète que c’est un cauchemar, une réalité alternative.
Ça n’arrive qu’aux autres, ces conneries.

Ma vie n’a rien d’exceptionnel, rien d’extraordinaire.
Est ultra-ordinaire.

Pendant un an et demi, je marche à côté de moi-même.
Je flotte.
Même sans l’aide de Grippe Sous.
Dans le même état que Georgie.
J’ai plus l’âge pour ces conneries.
Plus l’âge
Pour ces conneries
J’ai déjà été à côté de mes pompes avant, mais jamais aussi littéralement.

Tout ce temps, quelqu’un d’autre prend le contrôle, m’empêche de m’écrouler.
Et je le regarde vivre ce qui ne ressemble même plus de loin à ma vie.
Celle qui n’existe plus.

Et puis 2019 arrive.
Sieu K est toujours en vie.
Dans un sens.

J’ai oublié celui qu’il était, avant.
Remerciant le fait qu’il soit, simplement.

Je veux rentabiliser le temps qu’il nous reste.
On part en Angleterre, en Espagne.
Je voudrais lui offrir le Japon, marcher avec lui sur les montagnes de Nouvelle-Zélande.
Là où je rêve de me perdre depuis mes 14 ans.
Pas de budget cette année, on verra plus tard.
Dès qu’on pourra.
Tant qu’on le pourra.

Sourires factices.
Joie simulée.

On fait semblant depuis tant de mois que les jours où ça semble aller, on commence à se soigner.


Dans une ruelle obscure, sous mes pariétaux, un lampadaire se rallume.
Je ne le remarque même pas.
Tout est noir depuis si longtemps.

Quand les premiers commencent à sortir des maisons, quelque chose commence à me chatouiller.
Quand ils font leurs baluchons, je remarque un léger grattement.
Et quand ils reprennent leur cheminement, quand leurs voix résonnent à nouveau dans mes oreilles,
Je comprends.

Je comprends que pendant un an et demi, et ce, pour la première fois de ma vie, j’ai été seul, douloureusement seule.
Je comprends à quel point j’allais mal.

Petit à petit, je réintègre mon corps, mon esprit.
Je retrouve mes compagnons.

Cette année-là, les idées cumulées de deux ans de catatonie hagarde, me rattrapent et j’écris pour le Nanowrimo.
Je le réussis et dans la foulée je continue à écrire presque tout le mois de décembre.
Je produis un calendrier de l’avent de plus de 120 000 mots et 13 histoires en une soixantaine de jours.
Je m’épuise à tenter de rattraper le temps perdu et il me faut trois mois en 2020 avant d’être en état d’écrire autre chose, de commencer une histoire qui n’était pas prévue, avec des personnages que je ne connais pas assez.

J’ai écrit à leurs sujets dans le dernier chapitre de DK sur Wattpad. C’est un chapitre de parlote, qui ne contient pas vraiment de spoiler et où je parle autant de moi que d’elleux. Je pense qu’il peut se lire sans soucis avant de se lancer dans l’histoire en elle-même.

Les choses ne sont pas redevenues comme avant, elles ne le seront jamais plus.
Mais nous avions trouvé une certaine forme d’équilibre.
Sieu K, moi et les dizaines d’abrutis qui vivent dans mon imaginaire.


Quand Minus a été fauché, mon cœur s’est remis à saigner.
À se remplir de haine et de tristesse.

Les personnages se sont tu quelques jours.
Puis ils sont revenus.

Pour Shima, pour Le Chat, même procédure.
C’était injuste.
C’était merdique.
Et mon cœur, encore, saignait.
Mais ils ont finis par revenir.

Pour me soutenir ?
M’aider à passer à autre chose ?
Pour m’accompagner dans mon deuil ?
Dans mes deuils.

Ils étaient mes chatons.
Mes enfants.
Et je les pleurerai jusqu’à mon dernier jour.


Mais Hito…
Hito était une partie de moi.
Mon âme s’est déchirée quand j’ai compris que nous vivions nos derniers jours, nos dernières heures ensemble.

Ma carcasse vide à même le sol, son petit corps contre le mien.
À rêver, espérer, désirer, que les volutes de fumée noire que je voyais s’échapper de ses flancs ne soient pas qu’un résidu de mon imagination.
Que par la seule force de la pensée, je puisse purger ses organes du mal qui les rongeaient.


Ça fait un mois aujourd’hui qu’elle a fermé les yeux pour la dernière fois.
Un mois qu’elle est partout et nulle part à la fois.



Partout sur les murs, en photos, en dessins.
Sur le frigo chez mes parents, en marque-page dans un livre pioché au hasard, sous ma souris sur le tapis offert par une amie.

Nulle part dans la maison.
Ni derrière les portes, où elle se couchait pour être sûre de ne pas nous rater si nous changions de pièce, depuis qu’elle n’entendait plus. Ni dans le fauteuil, où parfois un pull posé sur l’accoudoir me fait croire qu’elle est toujours là, à somnoler. Ni au pied du lit, où je fais toujours attention à ne pas l’écraser quand je me relève la nuit. Ni sur la terrasse, le regard fixé sur le jardin qu’elle surveillait. Ni dans le compost, où elle aimait se faufiler pour se goinfrer malgré toutes les barrières ajoutées au fil des années.
Ni nulle part d’autres, bien que j’ai parfois l’impression d’encore l’y voir.


Ça fait un mois aujourd’hui, et mes personnages sont toujours silencieux.


Eux qui se battaient encore en août pour être les prochains à s’écrire sur la feuille blanche de mon traitement de texte, se sont depuis fait bien discrets.

J’ai un scénario pour le Nanowrimo, un autre pour le calendrier de l’avent que j’aurais dû écrire ce mois-ci. Mais sans leur coopération, il m’est impossible de composer une seule ligne convenable.
Et j’ignore si je pourrais mener à bien ces deux projets.
Ou même les autres, ceux qui sont censés se matérialiser l’année prochaine.

Je suis quelqu’un d’infiniment plus faible que ce j’ai imaginé toute ma vie durant.
Sans mes repères, mes ancrages, je ne vaux plus rien.


Le malheur n’est pas source de créativité.
Pas pour moi.

Il détruit
Affaibli
Saccage


J’avais dit que les prochains articles ne seraient pas écrits pour me plaindre.
Visiblement, j’ai menti.


Mais ça fait un mois
Et mes larmes ne tarissent pas.

Laisser un commentaire